𝐉𝐨𝐮𝐫𝐧𝐚𝐥𝐢𝐬𝐭𝐞𝐬-𝐜𝐡𝐫𝐨𝐧𝐢𝐪𝐮𝐞𝐮𝐫𝐬 𝐝𝐞𝐬 𝐠𝐚𝐧𝐠𝐬 et/𝐨𝐮 𝐩𝐫𝐨𝐦𝐨𝐭𝐞𝐮𝐫𝐬 𝐝𝐞 𝐥𝐚 𝐩𝐮𝐢𝐬𝐬𝐚𝐧𝐜𝐞 𝐜𝐫𝐢𝐦𝐢𝐧𝐞𝐥𝐥𝐞 𝐞𝐧 𝐇aï𝐭𝐢

Dans une société frappée par la violence armée, le journalisme occupe une fonction de stabilisation. Il nomme les faits, vérifie les sources, distingue l’événement de la rumeur, et restitue au public une intelligibilité minimale sans laquelle ni l’État de droit ni la cohésion sociale ne tiennent longtemps. Or, dans le milieu haïtien actuel, une pratique médiatique s’installe dans une zone grise où l’on prétend informer tout en produisant, par effet cumulé, une valorisation de la puissance criminelle. Il ne s’agit point de documenter l’insécurité, mais de la scénariser, de l’indexer sur des figures, et d’en tirer une audience à partir d’une dramaturgie quotidienne fondée sur les noms et surnoms des chefs de gangs, la réputation des groupes armés, la territorialité et l’affichage de la force. Dans un contexte de fragmentation institutionnelle, ce basculement n’est pas anodin. Il constitue un facteur aggravant.

Dans tous les théâtres de violence armée non conventionnelle, la bataille ne se joue jamais uniquement sur le terrain physique. Elle se joue aussi, surtout, dans l’espace symbolique, informationnel et psychologique. 𝙇𝙚𝙨 𝙜𝙧𝙤𝙪𝙥𝙚𝙨 𝙘𝙧𝙞𝙢𝙞𝙣𝙚𝙡𝙨 𝙤𝙧𝙜𝙖𝙣𝙞𝙨é𝙨, 𝙦𝙪’𝙞𝙡𝙨 𝙤𝙥𝙚̀𝙧𝙚𝙣𝙩 𝙚𝙣 𝙃𝙖ï𝙩𝙞, 𝙖𝙪 𝙈𝙚𝙭𝙞𝙦𝙪𝙚, 𝙖𝙪 𝙉𝙞𝙜𝙚𝙧𝙞𝙖 𝙤𝙪 𝙙𝙖𝙣𝙨 𝙘𝙚𝙧𝙩𝙖𝙞𝙣𝙚𝙨 𝙯𝙤𝙣𝙚𝙨 𝙙𝙪 𝙈𝙤𝙮𝙚𝙣-𝙊𝙧𝙞𝙚𝙣𝙩, 𝙧𝙚𝙘𝙝𝙚𝙧𝙘𝙝𝙚𝙣𝙩 𝙩𝙧𝙤𝙞𝙨 𝙧𝙚𝙨𝙨𝙤𝙪𝙧𝙘𝙚𝙨 𝙚𝙨𝙨𝙚𝙣𝙩𝙞𝙚𝙡𝙡𝙚𝙨 𝙥𝙤𝙪𝙧 𝙨𝙚 𝙢𝙖𝙞𝙣𝙩𝙚𝙣𝙞𝙧 𝙚𝙩 𝙨’é𝙩𝙚𝙣𝙙𝙧𝙚 : 𝙡𝙖 𝙥𝙚𝙪𝙧, 𝙡𝙖 𝙣𝙤𝙩𝙤𝙧𝙞𝙚́𝙩𝙚́ 𝙚𝙩 𝙡𝙖 𝙧𝙚𝙘𝙤𝙣𝙣𝙖𝙞𝙨𝙨𝙖𝙣𝙘𝙚. 𝙇𝙖 𝙥𝙚𝙪𝙧 𝙥𝙖𝙧𝙖𝙡𝙮𝙨𝙚 𝙡𝙚𝙨 𝙥𝙤𝙥𝙪𝙡𝙖𝙩𝙞𝙤𝙣𝙨, 𝙡𝙖 𝙣𝙤𝙩𝙤𝙧𝙞é𝙩é 𝙖𝙩𝙩𝙞𝙧𝙚 𝙡𝙚𝙨 𝙧𝙚𝙘𝙧𝙪𝙚𝙨, 𝙡𝙖 𝙧𝙚𝙘𝙤𝙣𝙣𝙖𝙞𝙨𝙨𝙖𝙣𝙘𝙚 𝙞𝙢𝙥𝙤𝙨𝙚 𝙪𝙣𝙚 𝙛𝙤𝙧𝙢𝙚 𝙙𝙚 𝙡’é𝙜𝙞𝙩𝙞𝙢𝙞𝙩é 𝙞𝙣𝙛𝙤𝙧𝙢𝙚𝙡𝙡𝙚. 𝙊𝙧, 𝙪𝙣𝙚 𝙘𝙤𝙪𝙫𝙚𝙧𝙩𝙪𝙧𝙚 𝙢𝙚́𝙙𝙞𝙖𝙩𝙞𝙦𝙪𝙚 𝙤𝙗𝙨𝙚𝙨𝙨𝙞𝙤𝙣𝙣𝙚𝙡𝙡𝙚 𝙘𝙚𝙣𝙩𝙧𝙚́𝙚 𝙨𝙪𝙧 𝙡𝙖 𝙛𝙞𝙜𝙪𝙧𝙚 𝙙𝙪 𝙘𝙝𝙚𝙛 𝙙𝙚 𝙜𝙖𝙣𝙜, 𝙨𝙤𝙣 𝙨𝙪𝙧𝙣𝙤𝙢, 𝙨𝙤𝙣 𝙩𝙚𝙧𝙧𝙞𝙩𝙤𝙞𝙧𝙚, 𝙨𝙤𝙣 𝙖𝙧𝙨𝙚𝙣𝙖𝙡 𝙚𝙩 𝙨𝙖 𝙘𝙖𝙥𝙖𝙘𝙞𝙩é 𝙙𝙚 𝙣𝙪𝙞𝙨𝙖𝙣𝙘𝙚 𝙛𝙤𝙪𝙧𝙣𝙞𝙩 𝙜𝙧𝙖𝙩𝙪𝙞𝙩𝙚𝙢𝙚𝙣𝙩 𝙘𝙚𝙨 𝙩𝙧𝙤𝙞𝙨 𝙧𝙚𝙨𝙨𝙤𝙪𝙧𝙘𝙚𝙨.

Lorsque des journalistes-chroniqueurs diffusent en boucle les noms des chefs armés, cartographient leurs zones d’influence en temps réel et commentent leurs actions comme s’il s’agissait de performances, ils participent à une mise en scène de la puissance criminelle. Le gang cesse alors d’apparaître comme une organisation prédatrice et fragile face à l’État pour s’imposer comme un acteur central du récit national. Cette exposition transforme la violence en spectacle et la criminalité en horizon de réussite pour une jeunesse privée d’alternatives économiques et symboliques.

Du point de vue de la sécurité transnationale, l’effet boomerang est bien documenté. Plus un groupe armé bénéficie d’une visibilité médiatique non critique, plus sa capacité d’attraction augmente au-delà de son territoire immédiat. Les réseaux criminels fonctionnent par imitation, par alliance et par essaimage. La glorification indirecte d’un gang à Port-au-Prince résonne dans d’autres quartiers, dans d’autres villes, dans la diaspora même, où circulent les mêmes images, les mêmes récits, les mêmes noms érigés en références. La médiatisation se fait alors un vecteur de contagion criminelle.

Il faut également souligner la confusion entretenue entre dénonciation et promotion. Dénoncer un fait suppose un cadre analytique, une hiérarchisation de l’information et une mise en perspective des causes et des conséquences. Promouvoir, en revanche, consiste à rendre visible, à montrer, à répéter, parfois sans autre médiation que l’effet de présence produit par la circulation des images, des noms et des récits. Dans nombre de productions médiatiques, l’énumération des actes violents et la désignation de leurs auteurs relèvent davantage de cette logique de promotion que d’un véritable travail de dénonciation. Le rappel formel de l’illégalité et de la brutalité de ces actions, même explicite et répété, ne suffit pas à transformer la promotion en analyse. La visibilité conférée aux acteurs criminels persiste, s’accumule et continue d’alimenter leur présence symbolique dans l’espace public. L’information ainsi diffusée ne déconstruit pas le phénomène criminel ; elle en accompagne la circulation, contribuant à une banalisation progressive de la violence armée.

Dans les doctrines contemporaines de lutte contre les violences armées non étatiques, le contrôle du récit occupe une place centrale. 𝑳𝒆𝒔 𝑬́𝒕𝒂𝒕𝒔 𝒒𝒖𝒊 𝒐𝒏𝒕 𝒄𝒐𝒎𝒑𝒓𝒊𝒔 𝒄𝒆𝒕𝒕𝒆 𝒅𝒊𝒎𝒆𝒏𝒔𝒊𝒐𝒏 𝒕𝒓𝒂𝒗𝒂𝒊𝒍𝒍𝒆𝒏𝒕 𝒆́é𝒕𝒓𝒐𝒊𝒕𝒆𝒎𝒆𝒏𝒕 𝒂𝒗𝒆𝒄 𝒍𝒆𝒔 𝒎e𝒅𝒊𝒂𝒔 𝒑𝒐𝒖𝒓 é𝒗𝒊𝒕𝒆𝒓 𝒕𝒐𝒖𝒕𝒆 𝒂𝒎𝒑𝒍𝒊𝒇𝒊𝒄𝒂𝒕𝒊𝒐𝒏 𝒊𝒏𝒗𝒐𝒍𝒐𝒏𝒕𝒂𝒊𝒓𝒆 𝒅𝒖 𝒑𝒓𝒆𝒔𝒕𝒊𝒈𝒆 𝒄𝒓𝒊𝒎𝒊𝒏𝒆𝒍. Ils privilégient la dépersonnalisation des groupes armés, la réduction de leur visibilité individuelle et la focalisation sur les victimes, les impacts sociaux et les réponses institutionnelles. À l’inverse, l’exaltation médiatique des figures de gang fragilise l’autorité publique et sape les efforts de stabilisation.

La responsabilité des journalistes et des chroniqueurs, dans un contexte aussi explosif que celui de Port-au-Prince, dépasse largement la quête d’audience ou la logique du buzz. Répéter constamment les noms des criminels comme des stars, diffuser leurs images en boucle et multiplier des récits sensationnalistes à leur égard contribuent à façonner un imaginaire collectif où la violence armée apparaît omniprésente, puissante et presque inévitable. Cet imaginaire constitue un terreau fertile pour la multiplication des gangs et l’enracinement durable de l’insécurité.

Il ne s’agit pas de plaider pour le silence ni pour la censure. Il s’agit d’exiger une éthique de l’information adaptée à une situation de crise sécuritaire majeure. Informer, dans ce contexte, implique de réduire la charge symbolique accordée aux criminels, de refuser leur mise en scène héroïsante et de recentrer le récit sur les dynamiques structurelles, les responsabilités institutionnelles et les voies de sortie possibles. Faute de quoi, ceux qui se présentent comme chroniqueurs risquent d’endosser, consciemment ou non, le rôle de porte-étendards d’un ordre criminel qui prospère précisément grâce à leur parole.

𝐽𝑒𝑎𝑛 𝑉𝑒𝑛𝑒𝑙 𝐶𝑎𝑠𝑠e𝑢𝑠

𝐏𝐞𝐧𝐧𝐬𝐲𝐥𝐯𝐚𝐧𝐢𝐞, 𝟏𝟑 𝐝𝐞́𝐜𝐞𝐦𝐛𝐫𝐞 𝟐𝟎𝟐𝟓

______

𝐽𝑒𝑎𝑛 𝑉𝑒𝑛𝑒𝑙 𝐶𝑎𝑠𝑠e𝑢𝑠 𝑒𝑠𝑡 𝑗𝑜𝑢𝑟𝑛𝑎𝑙𝑖𝑠𝑡𝑒, 𝑡𝑖𝑡𝑢𝑙𝑎𝑖𝑟𝑒 𝑑’𝑢𝑛 𝑚𝑎𝑠𝑡𝑒𝑟 𝑒𝑛 𝑑é𝑓𝑒𝑛𝑠𝑒 𝑒𝑡 𝑠é𝑐𝑢𝑟𝑖𝑡é 𝑑𝑒𝑠 𝐴𝑚é𝑟𝑖𝑞𝑢𝑒𝑠. 𝐼𝑙 𝑒𝑠𝑡 𝑛𝑜𝑡𝑎𝑚𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑙’𝑎𝑢𝑡𝑒𝑢𝑟 𝑑’𝑢𝑛 𝑜𝑢𝑣𝑟𝑎𝑔𝑒 𝑐𝑜𝑛𝑠𝑎𝑐𝑟é 𝑎̀ 𝑙𝑎 𝑔é𝑜𝑝𝑜𝑙𝑖𝑡𝑖𝑞𝑢𝑒 𝑑𝑢 𝑠𝑎𝑐𝑟é, 𝑖𝑛𝑡𝑖𝑡𝑢𝑙é 𝐴𝑢 𝑛𝑜𝑚 𝑑𝑒 𝐷𝑖𝑒𝑢.

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