Quand l’âme d’Haïti rencontre l’avant-garde européenne : le duo Désir & Fiorini envoûte le Citadelic Festival

Au crépuscule de cette dernière journée de mai, le Citadelpark de Gand, en Belgique, s’est lentement métamorphosé. Les oiseaux se taisent. Le vent suspend son souffle. Sur une scène modeste, deux silhouettes s’avancent : Renette Désir, en robe noire, et Fabian Fiorini, en chemise froissée, les mains prêtes à déranger l’ordre des notes. Ce n’est pas un concert qui commence. C’est un rituel. Un dialogue entre continents, entre corps et mémoire, entre le visible et l’invisible.

Pendant cinq jours, le Citadelic Festival, organisé par le label indépendant el Negocito, a déployé une programmation pointue, ouverte à toutes les formes de musique improvisée et de jazz contemporain. Mais ce 1er juin, pour la soirée de clôture, le public a eu droit à une proposition singulière, à la croisée des traditions haïtiennes et de l’avant-garde européenne.

Dès les premières secondes, le public comprend qu’il ne s’agit pas d’un simple récital. La voix de Renette Désir surgit, puissante, enveloppante, chantant en créole des textes nourris de poésie haïtienne contemporaine. Elle ne chante pas pour divertir, mais pour dire, pour invoquer. Dans le ventre du piano, Fiorini frappe le bois, griffe les cordes, fait résonner des tambours imaginaires. Sa technique, mi-orthodoxe mi-expérimentale, brouille les repères et appelle d’autres formes de perception.

Ensemble, ils tissent un espace de tension et d’extase, où le rythme du vodou haïtien entre en collision avec des structures tonales européennes déconstruites. On ne sait plus si l’on est à Port-au-Prince ou à Bruxelles, dans une cérémonie sacrée ou dans une salle de concert contemporaine. Et c’est précisément là que réside la force de leur proposition : dans cette frontière floue où l’émotion prend le pas sur l’esthétique.

La performance du duo s’est appuyée sur leur premier album, « Yo Anpil », sorti en 2019 sous le label el Negocito Records. Mais sur scène, les morceaux prennent une dimension nouvelle. Rien n’est figé. Chaque chant devient un point de départ vers l’inconnu, chaque silence une respiration chargée de sens. « Nous ne jouons pas pour exister dans un marché », confiera plus tard Fiorini dans un échange impromptu avec le public. « Nous jouons pour convoquer ce qui nous dépasse. »

Cette démarche a été saluée par la critique. Le magazine Jazz Magazine, présent sur place, a décrit la voix de Désir comme « ronde, claire, souveraine », portée par un piano « abrupt, anti-lyrique, presque sauvage ». Un contraste qui fait naître une tension féconde, une sorte de transe maîtrisée, où chaque note semble chercher son propre territoire.

Au-delà de la performance musicale, ce qui s’est joué ce soir-là au Citadelpark tenait de l’expérience. On a vu des spectateurs fermer les yeux, d’autres pleurer sans bruit, comme traversés par une histoire qui n’était pas forcément la leur. Car ce que propose le duo Désir & Fiorini, c’est une musique de l’origine et de la rupture. Une musique qui parle de l’exil, de l’identité, de l’invisible. Une musique qui refuse de se laisser enfermer dans un genre.

Le Citadelic Festival, en donnant une place à ce type de création, confirme sa vocation de laboratoire artistique : un lieu où l’expérimentation est reine, et où la rencontre entre les cultures devient une urgence poétique.

À l’heure où les festivals se multiplient sans toujours se distinguer, le Citadelic Festival reste un espace rare. Et en accueillant des artistes comme Renette Désir et Fabian Fiorini, il rappelle que la musique est plus qu’un divertissement : c’est un territoire de lutte, de mémoire et de métamorphose.

Apwopo Emmnanuel Hubert

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